Une paix d’esclave sous surveillance

 

Marcela IACUB

 

CHRONIQUE «A CONTRESENS» On se plaint beaucoup de la nouvelle loi sur le renseignement. Elle serait liberticide, disproportionnée, arbitraire. Elle permettrait de mettre en place un arsenal de micros, de caméras et autres techniques d’espionnage massif, échappant au contrôle du juge pour prévenir à la fois les actes terroristes, les atteintes «à la forme républicaine des institutions», les «violences collectives de nature à porter atteinte à la sécurité nationale», la criminalité et la délinquance organisées. Pour capturer quelques poseurs de bombes, on ne se prive pas de signaler une prise d’otage de la population dans son ensemble, comme dans les pires cauchemars totalitaires.

 

Grincheux et ringards, les protestataires font mine d’ignorer que la lutte contre le terrorisme est un prétexte plutôt qu’un objectif de cette mesure. Nos sociétés arrivent à un stade la surveillance constante, totale et continue s’impose comme une méthode de gouvernement. On peut, d’ailleurs, être certain qu’à la suite de cette loi, d’autres viendront renforcer et compléter cette supersurveillance qui ira jusqu’à tenter de s’immiscer dans nos pensées. De nouveaux prétextes seront alors évoqués. Pourquoi pas la prévention de la criminalité ordinaire, ou la protection de la santé ? Faisons confiance à l’imagination policière, elle saura étendre les horizons du voyeurisme obscène de notre Etat de droit. Mais pourquoi les choses sont-elles ainsi ?

 

Nous ne vivons pas sous la férule d’un despote, mais dans des régimes démocratiques. C’est le peuple qui propulse ces mesures liberticides. Nous aimons nous épier et nous surveiller les uns les autres.

 

Non pas pour permettre à un pouvoir arbitraire de durer et d’étendre ses moyens : nous le faisons par nécessité de sentir que la société civile est bel et bien gouvernée par quelqu’un, qu’elle n’est pas laissée à la dérive. Nous savons que les fameuses instances intermédiaires, chargées de régler la vie de chacun, sont en faillite. Alors que les individus sont livrés à eux-mêmes, l’Etat se sent obligé de combler ce vide de contrôle et d’affect. Sous ses airs de Big Brother il va, malencontreusement, essayer de pallier les institutions, cette famille qui nous épiait et nous surveillait. Un gouvernement de gauche est ainsi le plus à même de mettre en place ces mesures exorbitantes. La gauche est bien la grande avocate de l’émancipation des individus, contre les instances intermédiaires et les abus que peuvent entraîner nos relations aux autres. Cette gauche qui a tant de mal à comprendre que pour lutter contre l’asservissement privé, domestique, professionnel, sexuel ou familial de jadis, elle ferait mieux de reconfigurer les instances intermédiaires plutôt que de les détruire. Elle a pourtant préféré œuvrer à la construction d’un monstre doté d’un œil surpuissant, auquel chacun d’entre nous devrait se soumettre. Un monstre qui fera honte aux générations à venir, avant qu’elles ne trouvent les forces pour s’en affranchir. Et soyons assurés qu’elles le feront un jour. Parce que le destin de l’homme démocratique n’est pas de se faire fliquer jour et nuit, qu’il se trouve et quoiqu’il fasse. Ni d’avoir une peur constante et accablante du comportement d’autrui. Ni de faire des marches blanches pour demander toujours plus de surveillance et de châtiment.

 

Son destin serait plutôt de vivre dans des sociétés lui assurant les conditions de sécurité minimales (économiques, affectives, relationnelles, physiques) pour participer à cette aventure collective qu’est la liberté politique. Lorsque l’Etat cherche directement à fournir toutes ces «sécurités», sans l’entremise d’institutions issues de la société civile, il nous accable d’une paix d’esclave et non d’homme libre. Pire. Il entache la liberté individuelle et collective des pires soupçons en compromettant la possibilité même d’une vie démocratique.

 

Marcela Iacub