Mali: du Bush à la française?

 

27 janvier 2013

 

Par TZVETAN TODOROV Philosophe

 

L’intervention militaire de la France au Mali, engagée depuis le 11 janvier, soulève entre autres une question: quelle idéologie a présidé à la décision d’intervenir ? Et s’agit-il d’une variante du néoconservatisme qui servait de justification aux guerres précédentes lancées contre des pays musulmans (Irak, Afghanistan, Libye) ?

 

Le néoconservatisme est une doctrine politique développée aux Etats-Unis au lendemain des attentats du 11 septembre 2001. Malgré cette appellation devenue commune, la doctrine ne relève pas du conservatisme. Elle repose plutôt sur l’idée qu’il faut intervenir par la force dans des pays étrangers pour y éradiquer le mal et imposer le bien ; en l’occurrence, pour défendre l’idéal démocratique et les droits humains. Ou, comme le disait l’ancien président G.W. Bush, pour faire triompher la liberté contre ses ennemis, en politique mais aussi en économie. Le néoconservatisme est donc un moralisme et un idéalisme, qui se distingue d’autres doctrines géopolitiques comme le réalisme, selon lequel la politique étrangère d’un pays est dictée par ses seuls intérêts, sans aucun souci pour le destin des peuples étrangers. Entrer en guerre pour défendre son approvisionnement en pétrole (ou en uranium) ne relève pas du néoconservatisme, le faire pour apporter aux autres le meilleur régime politique est conforme à cette doctrine. En cela, elle s’apparente à d’autres formes de messianisme, comme le colonialisme, justifié par la supériorité de la civilisation occidentale, ou le communisme, régime censé assurer aux peuples qui l’adoptent un avenir radieux.

 

Les justifications fournies par les dirigeants des pays occidentaux à leurs récentes interventions militaires n’en sont pas forcément les véritables causes. Celles-ci peuvent relever d’autres logiques, économiques, stratégiques ou de politique intérieure. Mais ce sont ces justifications qui permettent de mieux «vendre» la guerre à sa propre population, comme aux autres : la pure défense de l’intérêt s’assimile à l’égoïsme, alors que l’altruisme est un sentiment plus valorisant. Or, l’adhésion de la population à l’entrée en guerre est indispensable, elle seule accroît la popularité des dirigeants : nous aimons croire qu’ils sont animés par le désir de faire le bien. C’est ce qui explique pourquoi la doctrine néoconservatrice, qui présente les pays occidentaux comme une incarnation de valeurs supérieures et un rempart contre la sauvagerie des autres, est bien reçue tant par la classe politique que par les éditorialistes des grands médias.

 

En France, tout au long de la crise syrienne, on a entendu des appels à l’intervention pour combattre les barbares, les criminels, les bourreaux du peuple syrien et défendre les courageux révolutionnaires (les auteurs néoconservateurs recourent systématiquement à ce vocabulaire manichéen).

 

L’intervention française au Mali a reçu au départ une double justification. La première est la demande expresse des gouvernants maliens de venir les défendre contre une agression extérieure, celle des islamistes qui avaient déjà pris le contrôle du nord du pays et risquaient de s’emparer également de la moitié sud. Il s’agissait de répondre à l’appel d’un allié, donc de remplir nos obligations contractuelles : ces actes ne relèvent pas du néoconservatisme.

 

La seconde, c’est d’empêcher que le Sahel ne devienne tout entier une base pour des actions terroristes dirigées contre l’Europe, et donc la France. Cette raison relève de l’autodéfense, c’est une frappe préventive censée empêcher de nouvelles agressions. Telle est la théorie.

 

En pratique, la question se pose : la prise du pouvoir par les islamistes est-elle réellement une «menace pour l’Europe», selon une formule d’Angela Merkel ? Si elle l’est, pourquoi la France est-elle la seule à intervenir ? A un Conseil extraordinaire convoqué à Bruxelles le 17 janvier, les ministres des Affaires étrangères espagnol et allemand ont demandé à leur collègue français : quel est «le but véritable» de votre intervention ? Le ministre français, sans doute un peu agacé, répond : «stopper les terroristes» ; mais il ajoute aussitôt : «remonter aux sources du terrorisme», se rangeant alors sous la bannière néoconservatrice. Même à supposer que l’on connaisse ces sources avec précision, leur élimination présuppose le contrôle d’un territoire immense et la reconstruction de la société malienne, donc l’installation d’une armée d’occupation pour une période indéterminée. Les épisodes précédents de la «lutte contre le terrorisme» n’incitent pas, à cet égard, à un grand optimisme.

 

Dans les semaines qui viennent nous aurons la réponse à notre question initiale. Ou bien l’armée française se contentera d’empêcher l’avancée des rebelles et de les affaiblir militairement ; ou bien elle s’engagera dans une transformation en profondeur de la société du pays, pour en éliminer les «sources du terrorisme». Si ces rebelles sont une réelle menace pour l’Europe ou pour les pays africains limitrophes, ils doivent être combattus par eux tous, non par la seule ancienne puissance coloniale. A vouloir imposer le bien par la force, on risque d’employer un remède pire que le mal.