Les maîtres du monde ont eu la peau de Sepp Blatter

 

J. J. Arthur Malu-Malu

 

Il était devenu l’ennemi médiatique numéro un. Pressée de clouer le patron de la FIFA au pilori, la presse occidentale en a oublié la présomption d’innocence, et tout ce que le Valaisan avait fait pour l’Afrique et les autres régions émergentes du globe. Une lecture à contre-courant de la démission de Sepp Blatter, par J. J. Arthur Malu-Malu, consultant congolais à Londres et ancien journaliste à la BBC

 

Ils ont eu sa peau. En d’autres temps, Sepp Blatter aurait pu être guillotiné, jeté en pâture à des fauves affamés ou traîné devant un peloton d’exécution. Mais nous sommes au XXIe siècle et il a été poussé vers la sortie.

 

Sa réputation a été salie par ceux qui s’imaginent, à tort, qu’ils ont le droit inné de régenter le reste du monde. Le vieux briscard, matois jusqu’au bout des ongles, regard torve, sourire malicieux, a démissionné quatre jours après sa réélection à la tête de la FIFA. Certains estiment, de manière hâtive, que sa décision est un aveu de culpabilité.

 

Que reproche-t-on à Blatter? A-t-il été pris la main dans le pot de confiture? Est-il établi qu’il a patiemment tissé un réseau mafieux au sein de la puissante FIFA? A-t-il été reconnu coupable de corruption? Pourquoi est-il voué aux gémonies, alors que, dans cette affaire, tout reste opaque? Au nom de quoi a-t-il été contraint de tout lâcher?

 

Ces questions, somme toute élémentaires, et bien d’autres encore, ne sont pas venues à l’esprit des juges du tribunal médiatique qui ont instruit un procès à charge sans s’embarrasser des précautions d’usage. De nombreux éditorialistes, qui ont un avis tranché sur tout, ressassent à l’envi, tels des perroquets, les mêmes arguments faiblards. Mais ces accusations ne reposent que sur de fragiles soupçons, pour l’instant. La présomption d’innocence? Ils s’en moquent.

 

Pourquoi n’a-t-on pas attendu les conclusions de la justice? La justice? Hum… De quelle justice s’agit-il? La justice américaine, dont la compétence territoriale couvrirait également le sol suisse? On pourrait émettre des réserves là-dessus. Mais passons.

 

La FIFA est peut-être «pourrie». Tout le monde (ou presque) le subodore, mais personne (ou presque) n’en a la certitude. Si les faits de corruption sont avérés et si un jugement est rendu, alors , je m’inclinerai face à l’autorité de la chose jugée et je serai outré, bien évidemment.

 

Michel Platini a pris la tête du mouvement anti-Blatter. Tandis que la rumeur associe étroitement son nom à l’affaire liée au Qatar, Platini n’a pas quitté ses fonctions à l’UEFA pour autant. L’ancien joueur de Nancy, qui, du jour au lendemain, s’est mué en pourfendeur féroce de son «ami» le président de la FIFA, fait figure de demi-dieu aux yeux de certains médias qui lui vouent une inexplicable docilité moutonnière.

 

La réélection de Blatter est le fruit d’une procédure transparente qui s’est déroulée conformément au règlement de la FIFA. Au nom de quoi s’opposerait-on à un vote qui a eu lieu selon les règles de l’art?

 

Qu’on l’aime ou pas, il faut dire que ce Suisse a beaucoup fait pour l’Afrique et d’autres régions du monde. Sous ses mandats successifs, des sièges de fédérations ont été construits ici et , des stades sont sortis de terre, le continent a accueilli une Coupe du monde de football, l’immixtion de dirigeants politiques dans la gestion des fédérations est désormais sanctionnée par la FIFA, une vraie politique de redistribution de revenus générés par cette instance a été mise en œuvre, etc. Grâce à qui? Les hauts responsables du football africain ont joué à fond la carte de l’expérience, au lieu de confier les clés de la FIFA à un jeune prince jordanien inexpérimenté et inconnu du grand public, et dont la candidature a été sournoisement poussée par l’UEFA.

 

Peut-on rappeler que pendant des décennies, l’organisation du Mondial n’était l’affaire que de l’Europe et du continent américain, comme si les autres régions du monde comptaient pour du beurre? Sous Blatter, le Japon et la Corée du Sud ont aussi eu leur part de rêve, en organisant conjointement cette compétition en 2002. Se souvient-on qu’en 1974, le Zaïre (actuelle RDC) était le seul représentant de l’Afrique au tournoi final? Sait-on qu’auparavant, il y avait eu des coupes dites «du monde» sans la moindre sélection africaine? Peut-on signaler que jusqu’ici, et malgré les vrais efforts de rééquilibrage entrepris par la FIFA, l’Europe reste le continent le plus représenté à la phase finale?

 

Cette affaire est révélatrice de la fracture qui existe entre ce qu’on appelle l’Occident et le reste du monde. Le football, inventé par les Anglais, est devenu un patrimoine de l’humanité. C’est sans doute la première «religion» du monde, pratiquée sur les cinq continents, qui entrent en communion, sans la moindre discrimination, pendant les matches diffusés en direct. Qui contrôle le football mondial «contrôle» donc les milliards d’adeptes de cette religion disséminés aux quatre coins de la planète. Les gamins de Parakou, Birmingham, Mexico, Sydney, Doha, Shanghai ou Genève regardent les mêmes rencontres au même moment et vibrent aux exploits de Messi, Ronaldo et autres. La mondialisation a aboli les frontières. S’il y a un sport qui fédère les peuples et transcende les clivages politiques, identitaires, ethniques, sociaux et religieux, c’est le football, qui n’a jamais si bien porté son surnom de «sport roi».

 

Si on sait que derrière le football, de gros intérêts financiers sont en jeu, on peut comprendre l’âpreté de cette lutte. L’UEFAdonc indirectement l’Europe –, avec le soutien des Etats-Unis, tenait à imposer sa volonté au reste des quelque 7 milliards d’êtres humains qui peuplent la Terre. Sauf que la FIFA a ceci de particulier que tous ses 209 membres ont le même poids. Une fédération, une voix. On a beau s’appeler les Etats-Unis, la Chine, le Royaume-Uni, l’Allemagne, la Russie, le Brésil, le Lesotho ou le Honduras, c’est pareil. Il n’y a ni passe-droit, ni droit de veto. La FIFA n’est pas le Conseil de sécurité des Nations unies, des pouvoirs étendus ont été indûment accordés à cinq membres permanents qui en abusent à leur guise. L’Afrique, qui pèse un milliard d’âmes, est reléguée au simple rang de faire-valoir au sein de l’exécutif onusien. Le maintien de cet archaïsme est une aberration.

 

Blatter, qui est à l’orée de ses 80 ans, a choisi de siffler la fin de la partie. L’ennemi médiatique numéro un, qui semble avoir bon pied bon œil, malgré son âge avancé, laisse derrière lui une organisation écartelée. Héros ou salaud ? On le saura sûrement dans les prochaines semaines.