Que peut l’Europe face à l’ami américain tout-puissant?

 

Christophe Germann

 

L’avocat et chercheur Christophe Germann fustige la «colonisation spirituelle et matérielle» exercée par la première superpuissance, ainsi que le manque de résistance de la part de l’Europe

 

L’Institut européen de l’Université de Genève a fêté son 50e anniversaire en présence de l’un de ses anciens étudiants phares, José Manuel Barroso. Dans un discours intitulé «Quels visages pour l’Europe dans 50 ans», l’actuel président de la Commission européenne a invoqué la «mission européenne» dans le monde. Il a fait l’éloge des valeurs européennes et a appelé à porter celles-ci urbi et orbi, en premier lieu l’engagement pour la paix et la justice, pour l’environnement et la diversité culturelle. Il s’est également félicité que l’Union européenne soit devenue aujourd’hui l’une des premières puissances commerciales de la planète. Dans ce contexte, il a célébré le début des négociations d’un accord de libre-échange entre l’Union européenne et les Etats-Unis.

 

Dans le même élan enthousiaste, Barroso a rappelé le rôle remarquable joué en faveur de la culture par Denis de Rougemont, le vénérable fondateur de l’institut jubilaire. Il s’est réjoui des acquis communautaires en la matière, cela toutefois sans faire le moindre lien avec l’ami américain. Il a ainsi omis de mentionner le refus borné des Etats-Unis à conclure la Convention de l’Unesco sur la diversité des expressions culturelles, et les rapports pour le moins tendus entre ce pays et l’institution onusienne chargée de promouvoir la culture, l’éducation et les sciences.

 

En matière de paix et justice, Barroso s’est enorgueilli du résultat obtenu par la construction européenne, consacrée en 2012 par un Prix Nobel. Mais il a passé sous silence le «no» indigne des Etats-Unis à adhérer au Statut de Rome de la Cour pénale internationale. Les anciens cadres ­khmers rouges doivent aujourd’hui répondre devant la justice de crimes contre l’humanité, de génocide et de crimes de guerre commis au Cambodge. L’ancien secrétaire d’Etat américain Henry Kissinger, par contre, ne sera jamais inquiété par des juges. Il a été l’exécutant zélé du président Richard Nixon lorsque celui-ci a ordonné de bombarder massivement ce même pays de 1970 à 1973, causant des centaines de milliers de victimes civiles. Par son rejet du Statut de Rome, la première puissance militaire du monde assure à ses dirigeants l’impunité quant aux crimes les plus graves. Et elle met en danger la paix: «Le Statut de Rome procède de la conviction que seule une paix fondée sur la justice peut être durable à long terme, que la justice est essentiellement fondée sur le droit et que le droit exige qu’il soit appliqué», écrivait le Conseil fédéral en 2000 dans son message aux Chambres.

 

Barroso a également oublié de rappeler le fait que les Etats-Unis ont obstinément refusé de signer ou ratifier la plupart des traités internationaux visant à protéger l’environnement, notamment les domaines du changement climatique et de la diversité biologique.

 

C’est l’indifférence à ces traités, combinée à un ordre économique mondial inéquitable, qui contribue aux flux migratoires du Sud vers le Nord, causant les morts de Lampedusa.

 

Faut-il porter des œillères et se limiter à libéraliser le commerce à l’échelle bilatérale, quitte à subir en Europe et dans le monde encore davantage l’influence de Washington, Wall Street et Hollywood pour le demi-siècle à venir? Vénérer aveuglément cette trinité «WashWallWood» numériquement fusionnée en Silicon Valley par Apple, Google, Microsoft, Facebook & Co. et sous le regard espion de la NSA? Triste vision, à laquelle il conviendrait aujourd’hui d’opposer la «mission européenne» tant célébrée par Barroso, cela de manière véritablement cohérente et effective. C’est au moyen de sa puissance commerciale que l’Europe doit porter ses valeurs.

 

La langue franche de l’Union européenne est aujourd’hui l’américain, et cette langue unique domine la pensée et les émotions de nos enfants. Faut-il contribuer à renforcer cette colonisation spirituelle et matérielle, ou enfin y résister afin de réaliser un monde meilleur? La recette, qui semble avoir échappé au président de la Commission européenne, est pourtant toute simple: dire à son collègue Barack Obama que les négociations et la conclusion d’un accord de libre-échange entre l’Union européenne et les Etats-Unis nécessitent la signature et la ratification préalables du Statut de Rome, de la Convention sur la diversité biologique et du Protocole de Kyoto sur le changement climatique, ainsi que de la Convention sur la diversité culturelle. Sans diversité culturelle et biologique, sans paix et justice, pas de rapprochement commercial. En d’autres termes, refuser le libre-échange inconditionnel et réinventer le fonctionnalisme de la construction européenne, cette fois-ci à rebours.

 

A parier que si l’ancien étudiant de l’Institut européen suivait cette piste, il sera reçu, lors de son prochain discours à Genève, par la même grande foule qui a applaudi Noam Chomsky. Alors que l’Auditoire Piaget était tout juste plein pour entendre le responsable politique, le linguiste responsable avait attiré un nombre de personnes trois fois plus important lors de sa venue à l’Université de Genève, le mois précédent. La popularité va aussi de pair avec les bonnes idées