Une défaite de la pensée

 

20.09.2012

 

Par Tahar Ben Jelloun, écrivain, auteur de "L'Etincelle. Révoltes dans les pays arabes" (Gallimard, 2011)

 

L'islam serait-il si vulnérable, si fragile, menacé un peu partout dans son existence ? Une fiction, une caricature, un très mauvais film peuvent-ils saper ses valeurs et ses fondements ? En principe non. Mais de quel islam s'agit-il ? On se pose la question au vu des tensions et manifestations de violence dans certains pays arabes et musulmans.

 

Des morts, des blessés, des incendies, des cris de haine, de l'incompréhension, bref, un besoin de vengeance qui ne surprend que ceux qui refusent de reconnaître que certains Etats musulmans, à défaut d'entrer dans la modernité et de cultiver la démocratie, encouragent cette passion qui occupe les populations. Elle leur fait oublier l'essentiel : instaurer un Etat de droit et de justice qui favoriserait l'émergence de l'individu. Or, l'individu reconnu, c'est la rupture avec le clan, c'est le droit à la liberté, le droit de conscience, la porte ouverte à la réflexion critique. Ce que les Etats islamiques ne peuvent tolérer.

 

Le signal avait été donné par l'ayatollah Khomeyni en 1989 avec la fatwa lancée contre Salman Rushdie, qui avait publié un ouvrage de fiction, Les Versets sataniques. On se souvient des manifestations au Pakistan qui avaient provoqué plusieurs morts. Alors qu'on pensait que cette fatwa était plus ou moins abandonnée par l'Iran, voilà que la récompense pour tuer Salman Rushdie vient d'être augmentée jusqu'à atteindre 3,3 millions de dollars.

 

Des livres critiques sur l'islam existent. L'essai de Maxime Rodinson Mahomet (Seuil, 1961) est une analyse rationaliste et sans concession de la vie du Prophète. Ce livre n'a pas fait scandale. Pourtant il pose des questions que nombre de croyants musulmans n'aiment pas trop aborder.

 

Avec Les Versets sataniques, ce qui avait choqué les dirigeants iraniens, c'était qu'un musulman ait osé évoquer des versets qu'il fallait à tout prix ignorer. Un musulman appartient d'abord à la nation (la "oumma"), au clan, à la famille. Il n'a pas le droit d'en sortir ni surtout d'émettre la moindre critique à propos du dogme et du livre sacré. Salman Rushdie est musulman de naissance ; il est donc perçu comme un traître qu'il faut punir pour avoir "ouvert la voix au blasphème".

 

Cette notion d'appartenance absolue à la communauté fait que la laïcité est confondue avec l'athéisme et l'apostasie. Quiconque touche au dogme rend son sang "licite". Que ce soit un caricaturiste libre ou un fou furieux obsédé par sa haine de l'islam, que ce soit un journal ou un film, même absurde et abject, le musulman fondamentaliste se sent le devoir de réagir et de faire savoir par tous les moyens sa colère. Ajouter à ce réflexe les obscures manipulations de certains Etats ou services, et vous avez le spectacle hideux d'un fanatisme exacerbé et meurtrier.

 

Depuis que le fameux "printemps arabe" a glissé vers l'islamisme, les espoirs sont déçus, les révolutions ont avorté. D'autres acteurs sont entrés en scène et nous promettent une longue période d'instabilité. Du fait que l'islamisme traditionnel se voit doubler sur sa droite par des mouvements plus radicaux (les salafistes), on se surprend à trouver des excuses aux Frères musulmans égyptiens et aux adhérents d'Ennahda en Tunisie. D'autres regrettent l'ancien régime et disent qu'il vaut mieux un dictateur corrompu qu'un régime islamiste qui démontre son incapacité à gouverner, incapable par exemple d'empêcher des nervis salafistes de s'attaquer aux femmes et aux artistes. En Egypte, c'est plus compliqué, dans la mesure le parti salafiste Nour a remporté 24,4 % des suffrages aux législatives. Les Frères musulmans doivent en tenir compte.

 

Le salafisme est une théologie littéraliste qui refuse toute lecture rationaliste des textes sacrés. En 1744, ils firent alliance avec le mouvement wahhabite, du nom d'un théologien saoudien, Mohamed Abdel Wahhab, qui prônait une radicalité absolue de la foi musulmane : rejet du soufisme et du chiisme ; interdiction du culte des saints et du recueillement dans les cimetières. Ces dernières décennies, de nombreux mausolées abritant des saints ont été détruits en Algérie et au Mali, sans parler des bouddhas explosés en mars 2001 en Afghanistan. C'est ce courant extrémiste, soutenu par l'Arabie saoudite, qui tente de s'implanter dans les pays musulmans. C'est ce même courant qui refuse la démocratie et tout projet de Constitution, car seul le principe divin est législateur.

 

Les réactions très vives qui secouent plusieurs pays en ce moment ont pour effet de retarder et compliquer la fin de Bachar Al-Assad, champion du meurtre de masse et du bombardement des populations civiles. S'il se maintient, ce n'est pas parce que la Russie le soutient. Cela compte, mais ce qui intervient aussi dans son maintien, c'est l'analyse faite aussi bien par les Américains que par la plupart des Etats européens. La menace islamiste sur l'avenir de la Syrie est avancée comme argument majeur. On sait que des brigades comme Ahrar Al-Sham qui ont rejoint les insurgés ne cachent pas leur appartenance au mouvement salafiste. Même si tout le monde déplore la barbarie du clan Assad, certains murmurent que, s'il s'en allait, la minorité chrétienne serait en danger. Une fois le clan Assad mis hors d'état de nuire, la Syrie choisira son destin. Il ne sert à rien de noircir le tableau et d'invoquer l'horreur islamiste comme alternative obligatoire.

 

Ce qui est vulnérable dans l'islam, ce ne sont ni son esprit ni ses valeurs, ce sont des populations maintenues dans l'ignorance et manipulées dans leur croyance. Tous ceux qui ont essayé de lire le Coran avec le coeur de la raison ont échoué, et c'est l'irrationalisme, l'absurde et le fanatisme qui gagnent du terrain.

 

Cette confusion sied bien à toutes les provocations : les salafistes français qui ont manifesté sur les Champs-Elysées ont été confortés et consolidés dans leurs préjugés. Ce ne sont pas les pages que publie Charlie Hebdo qui vont calmer ces manifestants toujours prêts à réagir. C'est une provocation de trop. Cela, qu'on le veuille ou non, participe de l'islamophobie qui gagne du terrain. Je sais que ce journal satirique n'a jamais ménagé le pape ni les prêtres. Les catholiques n'ont pas crié au scandale. Ce journal est dans son rôle. Nous sommes dans une démocratie la liberté d'expression est sacrée. Si ces nouvelles caricatures ont blessé des croyants, il faut s'adresser à la justice et tourner le dos à cette agitation. La France est un pays laïque. On rit de tout, même de la religion.

 

Le Prophète n'est pas dans ces caricatures ; c'est un esprit, une transcendance, échappant à toute représentation physique. Rappelons enfin que l'islam est "soumission à la paix", à une forme supérieure de patience et de tolérance - du moins c'est ce qu'on m'a appris.