Irak, les
fractures d'un retrait
14.04.2012
Par par Christophe Ayad
Leur arrivée
avait été une catastrophe, leur départ est déjà une calamité. L'invasion américaine
de l'Irak, en 2003, a déstabilisé tout le Moyen-Orient, même si on est loin
d'en avoir mesuré tous les effets. Mais on ne réalise pas encore à quel point
le départ des troupes américaines, en décembre 2011, d'un pays fragile et
encore instable, a déjà et aura des effets dévastateurs. Non pas que ce retrait
n'était pas souhaitable - l'occupation était devenue insupportable à la plupart
des Irakiens - mais il est intervenu sans qu'un cadre institutionnel et
politique stable ait été mis en place en Irak.
De surcroît, ce
retrait est intervenu à un moment de très grande instabilité régionale due à la
crise syrienne et au bras de fer autour du programme nucléaire iranien. Ces
deux derniers foyers de tensions accentuent la fracture régionale entre chiites
et sunnites, à l'oeuvre depuis bientôt une décennie.
Or l'Irak est le maillon faible du Proche-Orient. Le principal effet du retrait
américain est de laisser, face-à-face, chiites et sunnites, au moment où la
confrontation entre ces deux communautés a atteint son climax.
L'idée a longtemps prévalu que la fin de l'occupation américaine de
l'Irak allait permettre à ce pays de retrouver un début de normalité. C'était
oublier combien l'occupation américaine a déstructuré l'Irak et tout son
environnement régional. Il n'y a pas de retour possible à un ordre ancien :
celui-ci a disparu.
Le drame actuel
de l'Irak, c'est que les Etats-Unis, lassés d'une guerre coûteuse et honteuse,
se sont retirés avant d'avoir stabilisé l'édifice bricolé après la chute de
Saddam Hussein. Outre la dissolution de l'armée irakienne et du parti Baas, le péché originel de Paul Bremer, le proconsul
américain en Irak de 2003 à 2005, a été de mettre sur pied un Conseil de
gouvernement intérimaire irakien, principalement basé sur des critères
confessionnels et ethniques. Dans le souci d'assurer une représentation
"équilibrée", M. Bremer s'est livré à un savant dosage de chiites,
sunnites, Kurdes et chrétiens, accordant, conformément à la démographie, une
majorité aux chiites longtemps opprimés sous Saddam Hussein et ses
prédécesseurs, tous sunnites. Le ver était dans le fruit.
Cette grille de
lecture unique a donné le coup d'envoi d'une féroce concurrence entre chiites
et sunnites, qui a dégénéré en guerre civile à partir de 2006. Le mode de
scrutin des premières élections libres de 2005 - une proportionnelle par liste
dans le cadre d'une seule circonscription nationale - et le boycottage des
partis sunnites ont renforcé la domination chiite.
Les tentatives de
corriger cette erreur initiale ont été vaines, mais les Américains, par leur
poids et leur présence, ont joué un rôle modérateur, notamment après les
dernières élections législatives de 2010. C'est sur leur insistance que le
premier ministre (chiite), Nouri Al-Maliki, a formé un gouvernement d'union nationale incluant
la principale formation sunnite, le bloc Iraqiya.
L'armée
américaine à peine partie, de nuit, et presque honteusement le 21 décembre
2011, le premier ministre faisait émettre un mandat d'arrêt contre le
vice-président (sunnite) Tarik Al-Hachemi, accusé
d'avoir fomenté des attentats, et lançait une procédure de destitution de son
vice-premier ministre (sunnite) Saleh Al-Mutlaq. Ces
deux coups de force ont immédiatement entraîné une vague d'attentats meurtriers
visant les quartiers chiites. Tarik Al-Hachemi a fui
l'Irak vers le Qatar, puis l'Arabie saoudite, les deux parrains du sunnisme
régional. Depuis Riyad, où il se trouve aujourd'hui, il dénonce la mainmise de
l'Iran en Irak, par le biais de ses alliés chiites et à la faveur du retrait
américain - qui a laissé un vide.
C'est une autre
des nombreuses incohérences américaines : en plein bras de fer sur le
nucléaire, Washington a laissé le champ libre à l'influence iranienne en Irak.
Son principal relais, le premier ministre, M. Al-Maliki,
se définit comme "chiite, irakien, arabe et membred'Al-Dawa
(parti islamiste chiite) " : l'ordre des mots est important. Il concentre
aujourd'hui des pouvoirs considérables : chef du gouvernement, ministre de la
défense et de l'intérieur.
En outre, il a
divisé et intimidé ses adversaires. Le chiite Maliki
tire profit au maximum d'un système institutionnel où l'équilibre communautaire
des postes de pouvoir est une règle, sans pour autant avoir été fixée par des
principes intangibles comme c'est le cas au Liban, autre pays arabe
multiconfessionnel. La démocratie, tant vantée par les néoconservateurs proches
de George W. Bush, est devenue un instrument de domination plus que de
libération.
De plus en plus
inspirées par les succès - la province kurde, qui jouit d'une
quasi-indépendance -, les provinces sunnites réclament une large autonomie.
Cette tentation centrifuge est renforcée par la perspective de voir arriver au
pouvoir, dans la Syrie voisine, une majorité sunnite après quatre décennies de
pouvoir alaouite, une branche dissidente du chiisme. La majorité chiite au
pouvoir en Irak s'oppose à cette volonté d'émancipation des sunnites, de peur
de voir lui échapper une partie des réserves pétrolières et d'un éclatement du
pays.
L'Irak, au centre
de cet imbroglio régional, n'est pas le seul affecté par la ligne de faille
communautaire. En Syrie, au Liban, à Bahreïn et au Yémen, tous les ingrédients
d'un affrontement chiites-sunnites sont réunis, dont les champions respectifs
sont l'Arabie saoudite et l'Iran. Les ambitions nucléaires iraniennes et la
compétition pour l'hégémonie régionale entre Riyad et Téhéran donnent à cette
confrontation un tour dramatique.
ayad@lemonde.fr
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