Comment fonctionne l'Etat islamique?

 

Par Georges Malbrunot

 

le 23 septembre 2014

 

L'État islamique repose sur le sens de l'organisation des anciens militaires du régime de Saddam Hussein et le fanatisme religieux de son chef, le « calife » Abou Bakr al-Baghdadi. Ce dernier est entouré d'un conseil de guerre. Des « ministres » et des « gouverneurs » administrent les territoires conquis en Irak et Syrie.

 

L'horrible bizutage est infligé à certains nouveaux venus dans l'État islamique (EI). « Plusieurs prisonniers ont raconté avoir été sodomisés peu après leur arrivée en Irak ou en Syrie », nous affirme un dirigeant kurde dont le mouvement détient des djihadistes. « À travers ces humiliations, ajoute-t-il, Daech (l'acronyme arabe de l'EI) cherche à faire revenir ces combattants à l'état animal pour qu'ils soient prêts à commettre les pires exactions. Et comme ces séances ont été filmées, l'homme ainsi abusé sera renié par sa famille, si jamais il quittait les rangs de l'État islamique. » Une « véritable fabrique de la barbarie », pour l'opposant syrien Haytham Manna, qui s'apprête à publier une enquête sur « Le Califat de Daech », fruit de trois mois d'observation des méthodes de ce monstre moyenâgeux au fonctionnement opaque.

 

 

À sa tête, le calife Abou Bakr al-Baghdadi, dont la tête a été mise à prix par les Américains à hauteur de 10 millions de dollars. Cet ancien professeur de charia de 51 ans est la caution religieuse de l'EI. Autour de lui, siègent dans un véritable cabinet de guerre une demi-douzaine d'anciens officiers de l'armée ou des services de renseignements de Saddam Hussein, ivres de vengeance depuis leur démobilisation par les Américains, dans la foulée du renversement du dictateur à Bagdad en 2003. C'est ce premier cercle de centurions, sans grande référence religieuse, qui, dans la plus pure tradition baasiste, offre à l'EI organisation, discipline, goût du secret et cruauté.

 

 

« C'est un groupe qui a exercé le pouvoir, analyse Haytham Manna. Certains ont fait la guerre contre l'Iran avec Saddam Hussein. D'autres ont torturé des prisonniers chiites et kurdes, mais tous ont été torturés après 2003 par les occupants américains de l'Irak. » Si Baghdadi décide, la force de l'EI vient de ces convertis au djihadisme, rompus à la clandestinité. Deux cents officiers de l'armée de Saddam Hussein auraient ainsi rallié l'organisation. « Aux yeux de Baghdadi, ces ex-baasistes sont devenus de bons musulmans, après avoir expié leur passé, et prouvé par leurs faits d'armes qu'ils étaient des combattants valeureux », ajoute Manna.

 

Une organisation atteinte de paranoïa

 

Proche du calife, Abou Mouslim al-Turkmani pilote le nouveau réseau de contre-espionnage mis en place par l'EI dans les territoires sous son contrôle en Irak et en Syrie. Une priorité pour une organisation où l'on se méfie comme de la peste des infiltrations. Ancien officier du service de Sécurité extérieure de Saddam Hussein, l'homme s'appelle en fait Fadel Ahmad Abdallah al-Hiyali, et c'est au cours de son séjour à la prison de Bouka, au sud de l'Irak, tenue par les Américains au milieu des années 2000, qu'il se convertit au djihadisme. Comme pour d'autres cadres de Daech, Bouka a servi d'incubateur pour l'EI.

 

Abou Ahmad al-Alwani est le chef du conseil militaire. De son côté, l'ancien colonel, Abou Ayman al-Iraqi, est revenu en Irak après avoir été dépêché en Syrie pour installer l'EI au nord d'Alep et à Raqqa. Il aurait été récemment blessé à une jambe. Deux autres membres de ce premier cercle très restreint ayant accès à Baghdadi ont été tués ces derniers mois : Haji Baker - en Syrie par des rebelles salafistes - et surtout Abou Rahman al-Bilawi. C'est ce dernier qui a secrètement planifié la fulgurante conquête de Mossoul le 9 juin, préparée par une incroyable mission d'infiltration.

 

En début d'année, Adnan Smaïn Najem - son vrai nom - se présente, barbe rasé et sous une fausse identité, comme un riche homme d'affaires revenu dans la ville du nord pour épouser une Mossouliote, après un séjour réussi en Arabie saoudite. C'est l'ancien officier baasiste et non pas l'islamiste qui va avancer masqué, tissant peu à peu un réseau de contacts avec les dirigeants baasistes d'autres groupes rebelles qui passeront à l'action le 9 juin, mais sous les ordres de l'EI. Bilawi meurt quelques jours avant l'attaque, lors d'un contrôle de police. Comme les autres cadres de l'EI, il portait une ceinture dissimulant des explosifs, qu'il actionna. A l'instar de tant d'autres djihadistes, Bilawi ne voulait absolument pas être fait prisonnier. En guise d'hommage posthume, Daech a dénommé la prise de Mossoul « Opération Bilawi ».

Au-delà de ce premier cercle, d'autres membres occupent des postes de « ministres » et de « gouverneurs ». Leurs noms sont protégés par l'organisation, après les révélations mi-juillet par la presse britannique de l'identité de leurs prédécesseurs, au lendemain d'une saisie de documents par les services irakiens dans la maison d'al-Bilawi.

 

Deux milliards de dollars de budget

 

Si la décision finale est centralisée au sommet, le fonctionnement de l'EI ne l'est pas. Baghdadi et ses proches ont implanté dans les différentes régions conquises de nombreux relais, des locaux le plus souvent, pour mieux se faire accepter par la population, et échapper à un anéantissement du mouvement en cas de décapitation de sa direction. Ils seraient un millier de cadres intermédiaires, nantis d'une expérience militaire ou sécuritaire pour administrer des territoires sur lesquels vivent entre 5 et 8 millions de Syriens et d'Irakiens.

 

« Le problème, relève Haytham Manna, c'est que l'EI n'a pas de véritables cadres pour construire son État. Seuls les tribunaux islamiques fonctionnent bien. Ailleurs, il y a beaucoup de gâchis. Pour masquer les faiblesses de son État, l'EI distribue de l'argent, par exemple à un commerçant pour reconstruire son affaire. Mais cela crée de la gabegie contre laquelle l'EI ne cesse de parler dans sa propagande. »

 

Pour Washington, Daech est la plus riche des organisations terroristes. Elle disposerait d'un budget de deux milliards de dollars, selon les estimations du ministère de la Défense à Paris. « De quoi acheter armes et allégeances », s'alarme un militaire français. Une note de la Direction des renseignements militaires détaille l'armement de l'EI et s'inquiète des contacts que l'organisation terroriste a déjà noués sur le marché noir des armes à partir de la Bulgarie.

 

Indépendance financière

 

Grâce à ses ressources financières, l'EI a acheté des armes aux autres groupes rebelles syriens. Aujourd'hui, Daech ne dépend plus exclusivement de ses bailleurs de fonds privés saoudiens, qatariens et koweïtiens, désormais dans le collimateur de leurs régimes. L'EI a quasiment assuré son autofinancement, grâce à la contrebande de pétrole, au racket des commerçants, au versement des rançons payés pour la libération d'otages occidentaux, sans oublier les taxes perçues au passage des camions.

 

Rappelant le temps de Saddam Hussein, l'EI cherche à apparaître comme un père nourricier pour de nombreux Irakiens. Lutter contre ses sources d'approvisionnement risque de priver la population d'une partie de l'aide financière ou humanitaire que l'EI verse aux nécessiteux, s'inquiètent des responsables américains. Comme toutes les formations islamistes, l'EI s'est doté d'un majlis al-choura, un conseil représentatif. Mais, contrairement aux Frères musulmans par exemple, le majlis de l'État islamique ne se réunit que rarement. Il n'était même pas informé de l'attaque contre Mossoul. Ses membres, censés apporter une caution islamique à leurs crimes, sont essentiellement des étrangers en qui la direction de Daech n'a qu'une confiance relative : ce sont des imams saoudiens, koweïtiens ou maghrébins.

 

Vers un état sunnite pur

 

Vingt-cinq mille personnes auraient prêté allégeance à l'EI, dont 6 000 pour le seul mois de juillet. Chacune toucherait un salaire mensuel allant de 300 à 2 000 dollars. Un comité, dirigé par Abdallah Ahmad al-Meshedani, procède au tri des étrangers qui arrivent. Derrière les salamalecs d'usage, une question préoccupe ses chefs : qui est compétent, et dans quel domaine ? Si le jeune ne présente aucun intérêt pratique, il est dirigé vers une opération suicide. En revanche, s'il possède une expérience, en informatique par exemple, on l'utilisera à cette fin, et s'il n'est pas marié, on lui trouvera rapidement une épouse irakienne pour s'attacher la tribu de cette dernière. Mais à de rares exceptions près - Abou Omar le Tchétchène par exemple - les étrangers sont regardés avec suspicion. Pour avoir récemment contesté la domination des Irakiens sur l'EI, Abou Obeida le Maghrébin a été accusé d'être « un agent de l'Occident » et fut aussitôt exécuté.

 

L'EI ne dispose pas de camps d'entraînement fixes. Ses combattants se forment dans le désert, puis ils partent ailleurs au bout de quelques jours. Quand ils attaquent un village, ils prennent généralement en otages des familles entières pour convaincre les autres de ne pas s'opposer à leur conquête. Ils vont jusqu'à expulser des tribus hostiles pour installer à leur place des islamistes venus en famille du Caucase ou d'ailleurs, comme les mamelouks, ces esclaves affranchis au service des califes musulmans au XIIe siècle. « Pour eux, l'État idéal c'est l'État sunnite pur, observe Haytham Manna. D'où leur volonté de poursuivre leur conquête vers la Méditerranée plus que vers Bagdad et le sud de l'Irak où la population est à majorité chiite. Nous sommes confrontés à un projet diabolique qui associe le fascisme nationaliste à l'obscurantisme religieux. »